.....1981......
Le phénomène SWATCH Les Hommes dans le mouvement Swatch
Marlyse Schmid et Muller Bernard
Un hiver, un printemps, un été ont changé tour à tour les couleurs du Val-de-Ruz. « On voit rudement bien les Alpes aujourd’hui, c’est sûrement pour la pluie, dit une cliente de la boulangerie Frey à Cernier, en provoquant un raz-de-marée d’indifférence générale. La cliente c’est Marlyse Schmid, compagne de Bernard Muller, frère de Jacques.
Les ouvrières, sorties du travail tard dans la matinée, n’ont guère le loisir de la conversation. Et c’est le temps des soucis: on parle davantage des bruits de fermeture d’ateliers, que des signes d’orage. Marlyse attrape son pain, rentre à la Châtière, ferme qu’elle partage avec Bernard au centre du village suivant.
Ce jeudi matin, après une tournée de magasins, elle a déposé sur la table des morceaux de carton, de la colle, une paire de ciseaux, du papier, qu’elle examine. En attendant Bernard, qui va rentrer de son travail. Pour l’heure, les quelques fournitures posées là, sur la table, vont pourtant peu à peu donner forme et consistance aux aspirations de Bernard de fonder son propre bureau d’études. Car il s’est tout de même produit un événement. II y a quelques jours, sonnerie du téléphone au rez-de-chaussée de la ferme.
« Salut frangin, mon chef M. Bally aimerait te voir. Je lui ai montré tes gravures et tes huiles, il m’a demandé si tu ne serais pas intéressé à dessiner une montre et à la carrosser ». Là-dessus, Jacques Müller essuie un refus. « Je ne veux plus entendre parler d’horlogerie. Fini ».
Bernard, très lié à son frère, avait par contre peu de détails sur son activité professionnelle quotidienne. Encore moins sur le projet Swatch, strictement tenu secret. II ne pouvait donc deviner l’intérêt contenu dans cette affaire. Evidemment, Jacques lui, savait. Mais il connaissait aussi son frère. Quelques jours s’écoulent. Nouvel appel. « Ecoute, essaie tout de même, ça va t’aider ». Un petit truc à 1000 fr., se dit Bernard, en acceptant finalement de prendre contact avec le sous-directeur d’ETA, M. Bally. Pour Marlyse, ce n’était pas l’enthousiasme, mais enfin, Jacques avait ajouté: « Si tu as été refusé à Fontainemelon, tu seras bien accepté à ETA ». Et voici le second des Müller en route pour Granges.
Entre la Fabrique d’Horlogerie de Fontainemelon et le complexe industriel d’ETA, la différence est assez frappante. Au lieu de l’entrée monumentale au fronton décoré d’une frise de l’usine neuchâteloise et de la chaleur du calcaire jaune de sa façade principale, à Granges, l’abord est plus rigoureux, presque militaire. Fontainemelon est tout en longueur, tandis qu’à Granges, des bâtiments aux larges baies vitrées, couleur utilitaire, bien assis en carré, se dégage une impression de puissance de l’entreprise.
Première rencontre:
« Nous sommes en train de développer un nouveau produit, nous allons vous confier un mandat ». Mais d’abord, on désirait voir de quoi Bernard était capable. Proposition est faite de réaliser une boîte de montre, une forme uniquement. Probablement pour un test design. Un exercice de style.
Retour à Chézard
« Vraiment, cette fois, j’ouvre mon bureau. Es-tu d’accord d’être associée fifty-fifty ? » Marlyse a les pieds sur terre. La proposition lui fait un peu peur. Pas assez sérieuse cette affaire. Et pour une association, il faut un minimum de sérieux. Le mouvement de diversion ne satisfait vraiment pas Bernard. II a conscience d’avoir besoin de quelqu’un pour avancer. Une protection en somme sur une aile trop faible: le commercial, la défense de ses intérêts. Côté technique, c’est un professionnel.
Lorsque l’on vit ensemble, on n’a pas toujours besoin de parler pour être compris. Marlyse perçoit très bien que persister dans son refus empêcherait Bernard de commencer quoi que soit. II aurait été prêt à repartir ailleurs, n’importe où. Bernard d’argumenter encore: « Je ne vois pas l’intérêt de vivre ensemble si ce n’est pas pour faire quelque chose… Tic… Tac… », dit le Morbier dont le gros balancier aux reflets de soleil compte dix minutes, un quart d’heure, tandis que l’on discute. Et Bernard emporte la conviction de sa compagne. Les fonds de tiroir explorés livrent juste assez d’argent pour aller chercher une bouteille de champagne. Pour être fauchés ou presque on n’en est pas moins grand seigneur. Le bouchon explose. La Veuve-Clicquot pétille dans les verres. On sable l’association nouvelle. La tradition est ainsi respectée.
Le choix du siège de l’entreprise à l’intérieur de la ferme est remis à plus tard. Quant à l’inventaire du matériel disponible, il est plutôt vite fait: un crayon, un mètre pliant. Une mallette de peintre en bois, pour tout attaché-case, à l’intérieur de laquelle l’essentiel sera rangé. Plus tard, Jacques prêtera une vieille planche à dessin. On l’installera dans l’ancienne cuisine, unique pièce non rénovée de la ferme, à laquelle Bernard, au travail sous la grande cheminée classique où l’on fumait autrefois saucissons, lard et jambon, apportera une seule transformation, indispensable à dévier les cailloux qui se détachaient de temps à autre de l’imposante et ancienne construction.
Pour l’immédiat, champagne éclusé, association scellée, les deux créateurs d’entreprise vont faire du jardinage… Nous sommes le 3 septembre 1981. A Granges, la construction de la deuxième version de la Swatch progresse on passe aux plans de détail, qui seront terminés en automne.
La raison (sociale) du plus fort
A La Châtière, un détail restait à régler: après la naissance célébrée au vin noble, le bureau méritait d’être porté sur les fonts baptismaux. Avec la foi du charbonnier, on n’allait pas laisser ainsi l’ébauche sous le boisseau. Jamais mâle ne se renie: Müller et Schmid, la logique s’impose. Marlyse, un sourire stylisé appuyant son propos: « Ca ne sonne pas très bien, c’est un peu âpre à prononcer… Schmid et Müller, ça coulerait beaucoup mieux et c’est moins rocailleux ». Et ce qu’il en sort est la reddition: va pour Schmid et Müller. La raison du plus fort est toujours féminine…
Maintenant, le travail pourrait commencer et ici, dans la ferme, comme un réveil annonce un début de journée, le téléphone grésille la diane. Retenons bien ceci, nous sommes aujourd’hui mercredi et Jacques au bout du fil: « On vous attend vendredi à Granges. Essayez de venir avec un boulot présentable, pas trop vaseux, quelque chose de potable ». Dans l’entre-temps, nos stylistes en bourgeon avaient reçu un carton de carrures. La carrure, c’est l’élément du boîtier de la montre qui entoure le cadran et porte cornes ou gonds pour fixer le bracelet. Et celles-ci n’avaient rien d’attrayant. Assez gauches et ternes dans leur plastique à peine convenable pour un appareil électrique et encore, à la mode ancienne lorsque l’utilitaire ne s’embarrassait guère d’esthétique. .Le téléphone retombe sur sa fourchette. Le désarroi n’est pas total, mais la perplexité est peinte sur les visages. Et le couple, sevré d’informations précises, s’interroge: « Que va-t-on faire à Granges, que penses-tu qu’il va s’y passer ? » Bien sûr, il fallait aller, apporter quelque chose, mais quoi ? Marlyse, maîtresse de couture, douée pour les choses de la mode, n’avait jamais prévu de dessiner des montres.
La discussion se prolongera le soir au lit… Et une idée jaillit. En quête d’inspiration, de fantaisie et de matériel d’expression à la fois, Marlyse ira chez quelques marchands de papiers peints en vue d’y obtenir des échantillons, destinés à l’origine aux tapissiers plutôt qu’aux stylistes horlogers. Là se noue d’un seul coup la trame de fond de l’innovation: présenter des choses en relief et en couleur plutôt qu’en dessin.
Ainsi, jeudi avant midi, c’est avec le carton, la colle, les papiers, les couleurs, que la table fut dressée. Manger ? Le soir tombe. Du bricolage… « Si ça leur plaît à Granges, alors tant mieux, sinon… ». Avec des airs de bûcherons contemplant l’abattage en s’épongeant le front, Marlyse et Bernard considèrent les sept planches un chiffre bénéfique sur lesquelles les montres en carton décorées à la tapissière, avec déjà dessinés les cadrans, larges et clairs, narguent dans son entier le monde horloger.
"Le tribunal Swatch"
Vendredi 1er octobre 1981, on est fin prêt. Et c’est le grand départ du côté d’Olten via Yverdon, Bienne… Granges. Marlyse et Bernard pénètrent dans le hall de réception d’ETA avec, sous le bras, trois grands cartons contenant les maquettes. L’attente se prolonge à peine. Jacques Müller vient chercher son frère et sa compagne. A ce point du récit, il faut bien imaginer la scène; autour de la longue table constituant l’essentiel du mobilier de la pièce: les directeurs, responsables des ventes et du marketing, les ingénieurs. Chacun de ces messieurs arborant un visage allongé, tiré par la fatigue provoquée par plusieurs heures de visionnement et de théories savamment distillées, par les stylistes les plus chevronnés du pays, à l’appui de leurs oeuvres créatrices.
Leurs oeuvres ? Mais oui. Des dessins bichonnés, où de légères touches claires irisent les verres de montre, jouent avec les ombres, flattent les cadrans, contrastent avec des zones plus sombres, noient quelques lignes trop dures, soulignent les contours de la boîte. Bref, du travail de professionnel. Belle recherche de fantaisie, parfois outrée, mais n’emportant guère la conviction. Prêts à franchir ce mur du ras-le-bol où l’on aurait pu lire s’il avait été matériel, sprayé en noir. Encore ces deux et fini, les deux jeunes gens. La bouche enfarinée, ils pénètrent dans la pièce. Deux membres du tribunal Swatch écartent un peu leur chaise en réprimant à peine un soupir, pour laisser atterrir les maquettes sur la table. Les voici sagement rangées côte à côte et tandis qu’on entendrait une mouche voler. L’exposé des deux stylistes se résume en un mot, lâché comme pour briser la glace: « Voilà… ». Aucun écho. Le silence. La brume sur les visages. On se regarde et… tout à coup, comme le soleil troue la nuée, un immense éclat de rire secoue le jury: « Ca alors, un truc comme ça, je n’ai jamais vu. Incroyable… ».
Marlyse et Bernard se regardent, interdits. Les hommes se sont levés, tournent autour de la table pour mieux voir. A la fois sidérés et enchantés devant l’étrange exposition. Des postiches de montres tellement vivants qu’ils donnent l’illusion de papillons ou de scarabées venus d’ailleurs, envahir l’espace trop calme de la création horlogère. Tout ce qui allait être la montre en folie, c’est ainsi qu’elle sera promue plus tard, semblait se promener là, sur la table des textures et des couleurs inédites, des impressions métallisées, chatoyantes, des dessins géométriques auxquels d’attrayants volumes donnaient la réplique. Le contraste, le choc.
« Je vous l’avais dit, commente Jacques, mon petit frère est encore plus fou que moi… Okay, ça marche. On vous donnera des nouvelles ». On prend ainsi congé des deux compères en conservant, bien entendu, le résultat en trois dimensions de ce qui aurait immanquablement passé ailleurs que chez ETA, pour des élucubrations pures et simplistes. Décidément, il était dit qu’un génie nouveau hantait cette entreprise…
Roland Carrera : SWATCHISSIMO
Swatchissimo
- Texte de Roland Carrera
- Préface de François Hainard
- Maquette: Schmid-Muller Design
- 510 pages
- ISBN 2-940019-00-2
- Prix: Fr. 100.- (+frais de port et d'emballage)
- 1991
- En vente aux Editions de la chatiere